Ferrier Administrateur
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| Sujet: L'Europe libérale de l'énergie est un échec (point de vue) Dim 5 Mar - 18:03 | |
| - Citation :
- L'échec de l'Europe de l'énergie, par Eric Le Boucher
LE MONDE | 04.03.06 | 14h02 • Mis à jour le 04.03.06 | 14h02
Il faudrait que les libéraux européens se secouent les méninges : l'Europe "à l'anglaise" est, elle aussi, en échec. On savait que l'Europe "à la française", un "grand gouvernement" centralisateur et étatiste à Bruxelles à l'image de celui de Paris, n'a été qu'un rêve, vite oublié. Mais l'Europe réduite "à un grand marché" qui, croyait-on, avait emporté la partie, est en train de se transformer en pugilat nationaliste et protectionniste entre les Vingt-cinq. Après le rejet de la directive Bolkestein qui devait ouvrir les marchés de services à la concurrence, voici le refus des OPA transfrontières dans l'électricité au profit de la constitution de " champions nationaux". L'Europe des services est morte, l'Europe de l'énergie aussi.
On accusera les hommes politiques, en particulier les Français, mais pas seulement, d'avoir rétréci leur horizon à leur petit intérêt électoral national. C'est justifié : plus aucun homme politique n'ose de politique transcendante au profit de la construction européenne. Mais la panne européenne provient aussi du modèle britannique libéral : dans l'énergie, la politique de la concurrence n'a débouché ni sur une baisse de prix ni sur l'émergence de compétiteurs paneuropéens. L'idée s'est installée que la sécurité énergétique est mieux assurée par soi-même, au niveau de la nation, qu'au niveau de l'Union.
On assiste à une consolidation industrielle à l'échelle de chaque pays. En Allemagne, E.ON a absorbé Ruhrgas sur décision de la chancellerie, contre l'avis de l'autorité de la concurrence. En Espagne, Gas Natural a lancé une OPA sur Endesa par protection d'une offensive d'E.ON. En France, c'est le premier ministre qui annonce une fusion entre Suez et Gaz de France pour contrer l' OPA éventuelle de l'italien Enel. En faisant de la défense de ses entreprises une politique générale au nom du "patriotisme", elle lui donne un caractère étatiste, nettement anti-européen et très dangereux.
La politique bruxelloise était celle des télécommunications : il faut casser le monopole de l'opérateur historique (EDF comme France Télécom), séparer le contenu (le réseau) du service (le KW/h ou l'appel téléphonique), introduire de nouveaux exploitants et privatiser. L'électricité est un marché moins croissant que les télécoms, la libéralisation nécessitera plus de temps, mais il faut s'en tenir à la même stratégie.
Le temps se comptera en années. La France, comme l'Allemagne, freine des quatre fers. Rien ne presse : EDF a des tarifs parmi les plus bas d'Europe grâce au parc nucléaire et les syndicats y sont puissants, pas touche. Surtout, les capitaux n'affluent pas : le secteur est peu rentable, à investissements longs, les actionnaires sont souvent déçus. Personne ne voit d'intérêt à accélérer les choses.
Tout change depuis deux ans avec l'envolée des cours du pétrole. La petite ouverture à la concurrence a fait naître un minuscule marché d'échange de courant transfrontières : tel pays en pénurie peut acheter chez le voisin des KW/h. Les prix suivent ceux du brut, doublent, voire triplent. Pointant cette envolée, les opérateurs historiques convainquent les gouvernements d'aligner leurs tarifs. Du coup, ils engrangent des profits records et accumulent des trésors de guerre, surtout ceux qui brûlent peu de pétrole et de gaz, comme EDF. Le secteur attire soudainement l'attention, les banquiers inventent des OPA.
Les fusions auraient pu se faire à l'échelle européenne. Mais les solutions nationales l'emportent. Pourquoi ? Elie Cohen, professeur à l'université Dauphine, répond que "l'Europe a raté sa politique énergétique". "La libéralisation a été pensée marché par marché, l'objectif de la Commission a été de casser les monopoles nationaux et non de constituer une plate-forme électrique européenne intégrée en développant les interconnexions aux frontières" (Le Temps, 28 février). Les pylônes et lignes à haute tension qui auraient pu permettre de réels échanges inter-Etats n'ont jamais été construits. Les opérateurs n'y ont pas intérêt, ils restent ainsi maîtres chez eux et Bruxelles ne les a pas forcés.
La carte de l'Europe énergétique qui se dessine est celle de six ou sept champions nationaux (dont EDF et Suez-GDF en France, E.ON et RWE en Allemagne) qui ont et auront intérêt au statu quo. Les gouvernements s'en accommoderont : l'énergie reste la plus facile des matières taxables, ils auront les entreprises sous la main.
Tous les champions ne seront pas si solides : EDF est isolé et très fragilisé par la fusion Suez-GDF. La CGT va monnayer la privatisation de GDF par un renforcement de son pouvoir, tandis que le nouveau concurrent privé a des coûts moindres et dispose du même fichier clients !
Mais ce schéma d'une Europe des champions nationaux est handicapant. Face au russe Gazprom, premier fournisseur européen, il divise les forces. Pour les consommateurs, il atrophie durablement la concurrence. Elle sera officiellement libre, selon Bruxelles, le 1er janvier 2007. Mais, comme le note pudiquement la Commission de régulation de l'énergie : "La réalisation d'un marché unique européen nécessitera encore beaucoup de volontarisme." Cela passe par une politique plus globale, plus déterminée, à Bruxelles : la seule concurrence n'a pas suffi. La politique du Grand marché débouche hélas sur son contraire : la fermeture nationaliste.
ÉRIC LE BOUCHER | |
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