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| Sujet: Europe et Nation Mar 18 Mar - 19:29 | |
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- EUROPE ET NATION
par S. Thion, juin 1991
Pour les générations qui sont nées après la guerre, l'Europe a quelque chose d'une évidence. Le patriotisme cocardier n'est plus qu'un objet de dérision. On ne sait plus qu'il y a seulement quarante ans - une éternité - il fallait un visa, long à obtenir pour aller en Espagne et que les dames n'avaient pas le droit de se promener en bikini sur les plages, de l'ordre de l'archevêque. La généralisation des loisirs, l'influence uniformisante de la culture spécialement fabriquée pour les "teenagers", le rapprochement des niveaux de vies entre le Nord et le Sud de l'Europe, tout a concourru à unifier l'espace, à rendre interchangeables les commodités locales de la vie, à abolir les provincialismes, à rendre plus ou moins similaires toutes les grandes villes où les noyaux historiques ne sont plus bientôt que des coquilles vides, visitables à merci par des touristes, tous à peu près identiques, cherchant le même frisson donné par la même identité factice. L'Europe occidentale s'est faite une, matériellement, en coupant les peuples de leur passé et en fournissant à tous les mêmes services, la même consommation fondée sur un identique gaspillage, la même insipide soupe culturelle. Ceux qui ont grandi et vécu dans cet espace nouveau, retrouvant une liberté de circulation que l'on n'avait plus vécue depuis le Moyen Age, ont reconnu dans les autres habitants de l'Europe leurs semblables, leurs concitoyens, appartenant à un même monde, encore pourtant divisés en petits Etats qui se prétendent en marche vers un rapprochement unitaire. Nul ne pourra empêcher ces générations, de plus en plus influentes, de fixer un commencement à l'histoire autour de 1945 et de juger que les frontières, les Etats nationaux et leurs falbalas patriotiques sont un seul et même archaisme dont la raison d'être est de moins en moins clairement comprise. On ne conçoit plus de conflit interne à l'Europe qui déchaînerait des violences, mais on comprend que telle ou telle catégorie professionnelle demande des sauvegardes au fur et à mesure de la construction économique européenne. La citoyenneté européenne est déjà un fait culturel, avant qu'il soit un jour un fait politique.
Dans ces conditions, les lenteurs de la construction sont incompréhensibles. Le fait que les Etats n'aient à peu près rien abandonné de leur souveraineté, qu'ils éprouvent des réticences très fortes, non seulement à ce qui serait une marche en avant vers une Europe politique, fédérale ou autre, mais simplement à une Europe monétaire, montre qu'il n'est pas du tout certain que l'Europe se fasse jamais et que tout le chemin accompli en matière économique n'est peut-être qu'un suite d'arrangements du marché, d'accords patronaux, de règlementation de la concurrence qui ne mènerait nullement à un véritable gouvernement européen, considérant les nations comme des provinces d'un grand tout. On sait la méfiance de de Gaulle mais ses successeurs ont été seulement plus hypocrites, cramponnés qu'ils sont à leurs privilèges de gouvernement "souverain". Pourtant, l'indépendance des Etats européens est à classer dans les mythes à fonction commémorative. Après mille autres exemples, la guerre du Golfe a encore montré ce qu'il fallait en penser.
Le choix est pourtant simple : ou une collection d'Etats ridicules restant, dans le désordre, à la traîne des Américains, ou une Europe pourvue d'institutions centrales, largement dominée par les Allemands. Ils sont au centre, les plus nombreux, les plus puissants, les plus riches. Pour les Français que leurs gouvernements ont toujours bercé de l'illusion selon laquelle l'Europe ne pouvait être que plus ou moins françaises, la pilule pourrait être amère. Mais on ne voit pas ce qu'une politique réaliste aurait à gagner à poursuivre ces chimères. Dans sa réalité économique, l'Europe est déjà allemande. Cette situation est dans l'ensemble profitable pour tout le monde. Et si on voulait qu'elle ne le soit pas, on se préparerait sans doute à ce que dans cinquante ans elle soit japonaise. Il faut choisir.
Dans ce domaine, la classe politique française est particulièrement lamentable, timorée et par moment franchement ignoble, quand elle continue à exploiter, comme elle fait depuis des décennies, le système de culpabilisation de l'Allemagne pour ce qui s'est passé entre 1933 et 1945. Cette catastrophe a frappé tout le monde et les Allemands ont payé d'un prix énorme la bêtise d'avoir démocratiquement élu chancelier M. Adolf Hitler. Mais en 1991, lorsqu'après la guerre du Golfe, des voix s'élèvent pour demander une réforme des Nations Unies et suggérer, timidement, que la France, qui n'est pas une puisssance mondiale très impressionnante, cède ou partage son siège permanent au Conseil de Sécurité avec d'autres pays, comme l'Allemagne, on renvoie aussitôt les Boches à leurs études nazies. L'agitation du spectre hitlérien sert ainsi non seulement, comme on l'a vu pendant cette guerre du Golfe, à dépouiller l'Allemagne d'une fraction de ses richesses, ce qui n'est pas très grave aujourd'hui parce qu'elle en a, mais surtout à confisquer au profit de nos pantins nationaux une responsabilité internationale et un rôle diplomatique que rien ne justifie. Il n'est pas sûr qu'il soit très sage de traiter éternellement ainsi nos voisins d'Outre-Rhin. Leur patience pourrait un jour se lasser et la perspective de développer l'Europe de l'Est et le continent soviétique pourrait bien les détourner de continuer à être si gentils avec des voisins si malpolis et si revanchards. Après tout, ceux qui ont le plus souffert pendant la guerre sont, avec les juifs, les Polonais, les Yougoslaves, les Ukrainiens, les Russes,etc. Ils seraient plus fondés que nous à pratiquer envers 80 millions d'Allemands, nés pour la plupart après 1940, cette morgue que nous sommes bien les seuls en Europe à juger intelligente.
L'arrivée de Chirac aux affaires en 86, et sa volonté de chasser sur les terres électorales du Front national ont déclenché toute une agitation sur le thème de la nationalité. La gauche, ayant sur la question de l'immigration chaussé les bottes de Pasqua, ne put que se laisser aspirer dans ce tourbillon stupide. Pour des raisons parfaitement artificieuses, on se posait tout d'un coup la question de savoir qui était réellement français et s'il était convenable de donner la nationalité française dans telle ou telle circonstances. Ces graves questions, qui sont bien du ressort de l'Etat, n'ont pourtant strictement aucune portée réelle. Dans une société qui a appris, depuis le début du siècle, à accueillir, plutôt mal que bien, de gros contingents successifs d'étrangers, la couleur de la carte d'identité, si elle importe aux étrangers que l'on tracasse beaucoup, n'a aucun intérêt pour le reste des gens pour qui un étranger est un étranger, qu'il parle français ou patagon, comme un arbre est un arbre, qu'il les aime ou qu'il les déteste. Ces discusssions étaient d'autant plus surréalistes que nous sommes entrés depuis déjà pas mal de temps dans un monde où toutes les grandes métropoles hébergent de grandes quantités d'étrangers divers. C'est consubstanciel au développement économique. Même dans un pays lointain, insulaire et farouchement nationaliste comme le Japon, la tendance est la même. De plus, l'Europe donne des droits à certains de ces étrangers, qu'ils n'avaient pas auparavant. Dans une Europe qui se ferait véritablement, le fait d'être français serait enfin aussi important que celui d'être berrichon ou savoyard. Si nous disposions d'un régime politique qui pouvait regarder les réalités en face et traiter les problèmes, il abandonnerait tous ces pinaillages marqués au coin du chauvinisme et tâcherait de donner à l'identité européenne le contenu politique qu'elle ne risque pas d'avoir tant que le jeu de marionnettes conçu en 1958 continuera d'occuper le castelet national. |
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Ferrier Administrateur
Nombre de messages : 18530 Localisation : Europe-Nation
| Sujet: Re: Europe et Nation Mar 18 Mar - 19:42 | |
| Ce texte est de 1991 et me semble parfaitement daté. - Citation :
- ou une collection d'Etats ridicules restant, dans le désordre, à la traîne des Américains, ou une Europe pourvue d'institutions centrales, largement dominée par les Allemands
Je ne vois aucune raison de considérer que l'Union Européenne puisse être dominée par les allemands, simplement parce qu'ils ne sont que moins de 80 millions sur 500 millions d'Européens, et bien moins encore demain si la Russie rentre dans l'UE et si l'Allemagne persévère dans le déclin démographique. L'Europe ne se fera qu'en considérant tous les Européens sur un pied d'égalité. Par ailleurs, le titre même de cet article pose problème, "Europe et Nation". Nous luttons ici pour l'Europe comme Nation. - Citation :
- Dans une Europe qui se ferait véritablement, le fait d'être français serait enfin aussi important que celui d'être berrichon ou savoyard.
C'est juste. Dommage que l'auteur de ce texte soit fort sulfureux, obsédé par une certaine question dont témoigne le quatrième paragraphe. | |
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