(est-ce le bon emplacement ?)
Les femmes et l'Europe :
pour en finir avec le mythe de la misogynie judéo-chrétienne
Lorsque l'on évoque le sort terrible des femmes en Islam, certains commentateurs estiment qu'il est pertinent de relativiser aussitôt en énonçant une thèse qui, en substance, peut se résumer ainsi : les pays d'islam sont aujourd'hui peu ou prou dans la situation que connaissait l'Europe avant qu'elle se "libère" du "carcan" judéo-chrétien. Cette logique de pensée pourrait être réfutée en soi, sur un plan général. Elle l'a été récemment, avec un certain talent, par Jean-Claude Barreau dans Tous les dieux ne sont pas égaux (JC Lattès, 2001). On pourrait également dresser contre la religion musulmane le réquisitoire qu'elle mérite, mais nous préférons pour cela renvoyer le lecteur au livre d'Ibn Warraq Pourquoi je ne suis pas musulman (L'Âge d'Homme, 1999).
Notre démarche sera ici différente et consistera à jeter un rapide coup d'œil sur les principaux éléments qui caractérisent la situation de la femme dans la civilisation européenne. Nous nous limiterons à trois angles principaux : la société européenne antique (gréco-romaine), le rôle des Ecritures bibliques et les mutations médiévales.
La société grecque (dont la société romaine s'éloignera peu sur ce point) est, à maints égards, semblable à bien des sociétés traditionnelles. On passera sur le mythe infondé du matriarcat pré-archaïque, pour retenir une conception du mariage qui n'est pas vraiment favorable à l'épouse, réduite à un rôle quasiment fonctionnel, accessoire au regard des stratégies matrimoniales. Ajoutons à cela que, pour les Grecs anciens, l'amour-sentiment était plutôt homosexuel. Là encore, la femme ne sort pas d'un rôle fonctionnel, en l'occurrence reproductif. Certes, il conviendrait de nuancer le tableau : l'amour-passion hétérosexuel n'était pas chose inconnue ! Mais force est de constater que les mentalités n'allaient pas précisément dans ce sens.
Penchons-nous à présent sur un des principaux apports de la Grèce à notre Civilisation, qui fait d'Athènes l'une des "trois sources" de l'Europe : la naissance de la démocratie et de la citoyenneté. Il n'échappe à personne que cette citoyenneté laissait de côté ("excluait", diraient certains) les femmes. Gardons-nous bien toutefois d'établir trop rapidement un lien avec les considérations qui précèdent, et replaçons plutôt l'émergence de la démocratie, ou plus généralement du concept de cité, dans son contexte, celui de l'époque archaïque (VIIIe-VIe siècles avant notre ère) : cette époque fut marquée, entre autres mutations profondes, par une évolution de la tactique militaire: les combats entre aristocrates cédèrent un peu partout (une exception notable est Sparte, qui développa, sur ce terrain comme sur d'autres, un modèle original) la place à des affrontements entre corps de soldats uniformément équipés : les hoplites. Cette évolution (révolution, disent certains historiens) conduisit à l'émergence d'une conscience politique, à l'idée d'une responsabilité liant l'homme libre à sa communauté, et en fin de compte à la naissance d'un véritable corps civique. Or il se trouve que, pour des raisons morphologiques essentiellement, mais aussi peut-être pour des raisons plus profondément enfouies dans l'inconscient (l'idée, par exemple, que la femme, matrice de la vie, ne peut donner la mort sans renier sa nature), l'activité militaire concerne essentiellement les hommes !
Les femmes ne pouvaient pas être hoplites et par conséquent ne furent jamais des citoyennes. Trop simple pour être pertinent ? Que l'on se penche donc sur les démocraties européennes contemporaines. Certaines d'entre elles, des monarchies fondées sur le libéralisme et un droit que l'on qualifie généralement (et un peu rapidement) d'anglo-saxon, accordèrent assez tôt le droit de vote aux femmes : en 1860 pour les élections locales au Royaume-Uni, en 1886 pour les élections nationales en Suède, en 1908 au Danemark. Un autre versant de la démocratie européenne est plus "national", plus centré sur l'idée d'appartenance à un corps civique : les seules "républiques" (à notre avis, ce mot ne s'oppose absolument pas à la monarchie, mais concentrons-nous sur notre sujet) européennes d'avant 1914, la France et la Suisse (laissons Saint-Marin de côté), fondées toutes deux sur la conscription (la Suisse surtout, de ses origines médiévales jusqu'au référendum récent qui a confirmé l'attachement du peuple helvétique à ce fondement du lien patriotique), à l'instar des cités grecques, n'accordèrent respectivement le droit de vote aux femmes qu'en 1944 et 1971.
Après avoir donné un aperçu des éléments laïcs pré-chrétiens qui marquèrent la situation de la femme en Europe et qu'il convient donc de ne pas mettre sur le dos de la religion, examinons une autre "source" : Jérusalem, et plus précisément les Ecritures.
Il semble logique de commencer par le Livre de la Genèse (notons au passage que la version coranique de la Création s'en éloigne sur certains points essentiels). La création d'Eve à partir d'Adam a généralement été interprétée par les détracteurs du judéo-christianisme comme le symbole de l'infériorité et de la subordination de la femme, et c'est en effet la lecture qui en est donnée dans le Coran et la Sunna. Mais, devons-nous nous en excuser ?, la pensée de saint Thomas d'Aquin nous semble préférable à celle de Mahomet. Or voici l'interprétation du Doctor angelicus, ainsi résumée par le médiéviste Jacques Le Goff (« Le christianisme a libéré les femmes », entretien paru dans L'Histoire n°245, juillet-août 2000) : "Dieu a créé Eve à partir d'une côte d'Adam, il ne l'a pas créée à partir de la tête, ni à partir du pied ; s'il l'avait créée à partir de la tête, cela aurait signifié qu'il voyait en elle une créature supérieure à Adam, inversement si cela avait été le pied, elle lui aurait été inférieure ; la côte, c'est le milieu du corps et ce geste établit l'égalité d'Adam et Eve dans la volonté de Dieu. Je crois que, profondément, c'est cette idée qui l'a emporté dans la conception chrétienne de la femme et dans la vision sinon la pratique de l'Eglise médiévale à son égard : la femme est l'égale de l'homme."
Voyons maintenant le reste du corpus biblique : les détracteurs du judéo-christianisme, ainsi que certains chrétiens proches, sans en être conscients, de l'hérésie marcionite, voient généralement une opposition entre la Bible hébraïque (l'Ancien Testament pour les Chrétiens), texte violent et "obscurantiste", et l'Evangile, vu comme une prédication "progressiste" (nous renvoyons le lecteur à la mise au point d'Alain Besançon, Trois tentations dans l'Eglise, Calmann-Lévy 1996). Bien évidemment, cette idée fausse est souvent mise en avant dès qu'il est question des femmes. Rappelons simplement les figures vétéro-testamentaires de Ruth, Judith, Esther, héroïnes juives qui font chacune l'objet d'un Livre portant leur nom.
Il est vrai toutefois que le Nouveau Testament a un côté "féministe" qui est assez étranger à l'Ancien (mais ce qui n'est pas féministe n'est pas nécessairement misogyne, Dieu merci !). Sans même évoquer la figure de la Vierge Marie (rappelons que Notre Dame partage avec le protomartyr Etienne la dédicace de la quasi-totalité des cathédrales !), il suffit de se pencher sur la prédication du Sauveur pour comprendre que les femmes avaient tout intérêt à se laisser séduire par elle : relisons l'épisode de la femme adultère ou celui de la Samaritaine ! Que l'on se souvienne également des paroles du Christ en faveur de la monogamie (nous allons y revenir).
Dans l'entourage même de Jésus, si les douze Apôtres sont des hommes (raison pour laquelle il nous semble logique que l'Eglise, de tradition apostolique, n'accorde le Sacerdoce qu'aux hommes), notons la présence d'un personnage essentiel : Marie de Magdala (dont certains commentateurs font, à l'aide d'arguments pertinents (le suivant, par exemple : il était inconcevable, dans le monde juif du Ier siècle, qu'un célibataire se fasse appeler rabbi), l'épouse de Jésus ; il n'apparaît nulle part en tout cas qu'elle est la prostituée repentie qu'en a fait la tradition), qui est tout de même celle qui découvre la vacuité du Sépulcre, place de choix qu'il est difficile de minimiser !
Que l'on nous permette d'enfoncer le clou : même saint Paul, qui n'a pas la réputation d'un féministe, mérite d'être réhabilité sur ce plan. Outre le fameux passage de son Epître aux Galates : « Il n'y a plus ni homme ni femme, ni Grec ni Juif, ni esclave ni homme libre, vous n'êtes plus qu'un en Jésus-Christ », dont les sceptiques peuvent toujours demander qu'il soit accompagné de faits, notons que l'Apôtre des Gentils n'eut aucune réticence à collaborer activement avec des femmes, comme Lydie ou Priscille, dans sa prédication elle-même.
Non, décidément, nous ne voyons pas en quoi le judéo-christianisme serait hostile aux femmes !
Voyons maintenant les dernières évolutions, fondamentales, qui eurent lieu au Moyen Age.
C'est sous le règne de l'empereur Louis le Pieux (814-840) et la pression de l'Eglise que la monogamie s'imposa fermement à la société franque, jusque là habituée à une semi-polygamie d'un type particulier. Non seulement la monogamie est, en soi, préférable à la polygamie (cela nous parait difficilement contestable), mais elle fut suivie dans les siècles suivants de nouveautés déterminantes.
Tout d'abord, il convient de ne pas minimiser l'importance, pour la condition de la femme comme pour la Civilisation occidentale en général (Alain Finkielkraut n'a-t-il pas écrit récemment qu'elle était la civilisation de l'homme par la femme, ce que lui reprocheraient ses ennemis ?), de la naissance au XIe siècle de l'amour-passion hétérosexuel, l'"amour courtois" étudié par Denis de Rougemont dans L'amour et l'Occident (1939). Ce rehaussement radical du statut de la femme alla même chez certains, comme le troubadour et duc Guillaume IX d'Aquitaine, jusqu'à une mystique amoureuse faisant d'elle l'objet d'un véritable culte. On objectera que cette évolution allait à contre-courant, et l'on n'aurait pas totalement tort, sachant que Guillaume d'Aquitaine frôla l'hérésie. Toutefois, il serait injuste d'ignorer l'intériorisation de ce phénomène par l'Eglise elle-même (poussée à la fois par le contexte qui vient d'être évoqué et par le renouveau de l'exégèse), qui fit, lors du IVe concile de Latran, en 1215, du mariage un acte public nécessitant l'accord plein et entier des deux adultes concernés.
Espérons que cet aperçu aura balayé quelques idées reçues sur la condition des femmes en Europe et sur ses déterminants, en particulier ceux de nature judéo-chrétienne.
Pour un approfondissement de la question, nous suggérons la lecture de l'entretien de Jacques Le Goff dans l'Histoire, du livre de Jean-Claude Barreau Tous les dieux ne sont pas égaux, du livre d'entretien de René Rémond avec Marc Leboucher Le christianisme en accusation (Desclée de Brouwer, prix Aujourd'hui 2001), ainsi que, sur des points plus précis, les ouvrages cités d'Alain Besançon, Denis de Rougemont et Ibn Warraq.
Fabien de Stenay.
Février 2002