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| Elie Barnavi sur l'Europe | |
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Ferrier Administrateur
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| Sujet: Elie Barnavi sur l'Europe Mer 1 Mar - 13:54 | |
| - Citation :
- Élie Barnavi: « Le socle de l'europe est chrétien »
Europe
Le Point 05/01/06 - N°1738
Comment définir l'Europe ? Doit-elle assumer son héritage religieux ou s'affirmer laïque ? Peut-elle s'élargir sans dommage ? Les réponses de l'historien israélien Elie Barnavi.
Propos recueillis par Élisabeth Lévy
Le Point : Dans sa conférence inaugurale aux Rencontres de Blois, Régis Debray a résumé d'un trait le caractère désincarné de la construction européenne : « L'Europe, a-t-il dit, est au mieux un état civil, les Etats-Unis sont un état d'esprit. » Quand vous déplorez pour votre part le refus de l'Europe d'assumer son héritage, vous, Européen convaincu, dites exactement la même chose.
Elie Barnavi : Au cours du débat sur la laïcité, François Bayrou a expliqué qu'il était chrétien, croyant et enchanté que les rédacteurs du TCE (traité constitutionnel européen) aient décidé de ne pas mentionner les racines chrétiennes de l'Europe. Eh bien, moi, qui ne suis ni chrétien ni croyant, je suis consterné par cette négation de l'Histoire. Le substrat, la véritable infrastructure des nations, ce sont la culture commune, la langue commune, les épreuves partagées. On n'échappera pas à l'Histoire en la niant. Car le résultat, c'est que l'Europe est sûrement une réalité économique, peut-être un projet politique, pour certains un choix idéologique, mais pas une entité culturelle, pas quelque chose de charnel. On n'a pas envie de coucher avec cette Europe-là. Or, c'est pour moi une évidence d'historien : l'Europe est divisée en cultures, en langues, mais repose sur un substrat de civilisation commun qu'on ne trouve pas ailleurs.
Le paradoxe est qu'en même temps que l'on nie l'Histoire on est obsédé par le passé. Lors du soixantième anniversaire de la libération d'Auschwitz, les chefs d'Etat se sont réunis devant le camp pour proclamer que l'identité européenne, c'était le souvenir d'Auschwitz, le « plus jamais ça ».
C'est bien la preuve qu'il faut penser autre chose. Auschwitz ne doit pas disparaître de la mémoire collective des Européens, mais le passé de l'Europe ne se résume pas à Auschwitz. Il faudrait que les Européens regardent leur civilisation avec les yeux d'un étranger. Quand on regarde le passé de ce continent, on ne peut pas ne pas voir qu'il y a eu constitution par strates successives d'une civilisation partagée. Paul Valadier, l'ancien directeur de la revue Etudes, l'a fort bien expliqué à Blois : l'Europe est le fruit d'un double souvenir, celui de l'Empire romain et celui de la chrétienté. Marc Bloch disait que l'Europe est née quand l'Empire romain est mort. En effet, pour cet empire méditerranéen, l'Europe n'était rien, à peine un concept géographique. Au moment où l'empire se replie sur sa partie occidentale commence une deuxième phase dans laquelle l'Europe se confond avec la chrétienté, la christianitas, qui se coule dans les cadres administratifs, mais aussi mentaux, de l'empire. On récupère tout, les symboles impériaux, la langue, la capitale. Logiquement, le christianisme aurait dû avoir pour capitale Jérusalem, là où le Christ est monté sur la croix et où s'est constituée la première Eglise ; et pourtant il s'installe à Rome. Et c'est dans ce cadre que se construit une civilisation vraiment unique et extraordinairement unie qui est celle de l'Occident latin.
Comment définiriez-vous le « contenu » de la civilisation qui se forge sur ce territoire et sur cet héritage-là ?
Ses frontières sont dessinées par les ordres religieux, mais aussi par les universités, la grande invention entièrement neuve de l'Europe. Il faut ajouter les grands mouvements d'art et une institution sociale très importante que Valéry oublie dans son célèbre catalogue de l'européanité : la féodalité. Il s'agit encore d'une institution unique qui lie par un contrat mutuel des hommes de statut social inégal. Sans féodalité au Moyen Age, pas de démocratie parlementaire à l'âge moderne ! Si on additionne tous ces éléments, le souvenir puissant d'Athènes et de Rome, le christianisme latin, la féodalité, on obtient les premiers linéaments d'une civilisation européenne consciente d'elle-même. Puis l'identité européenne se parachève avec la longue naissance de l'Etat moderne, lui-même tributaire d'un autre trait essentiel de cette civilisation : la distinction du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. | |
| | | Ferrier Administrateur
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| Sujet: Re: Elie Barnavi sur l'Europe Mer 1 Mar - 14:00 | |
| - Citation :
- Ces deux pouvoirs, ces deux glaives, comme on disait, ont toujours été
distincts en Occident - pas séparés mais distincts. Cette idée se trouve déjà dans l'Evangile - « Mon Royaume n'est pas de ce monde ». Or, lorsqu'il y a deux pouvoirs, il y a nécessairement conflit. Dans l'Empire oriental, César est le véritable patron de l'Eglise - c'est ce qu'on appelle le « césaro-papisme ». En Occident, personne n'aura jamais de pouvoir vraiment absolu, ni le pape, ni l'empereur, ni même ce roi de France qui s'est voulu « empereur en son royaume ». Ce qu'on a appelé le pouvoir absolu n'a été absolu que dans sa sphère d'attribution, la sphère politique. Bien sûr, malgré les apparences, le pouvoir politique prend très tôt le dessus. La question est réglée dès que le premier noyau de pouvoir d'Etat apparaît. Voyez Philippe le Bel, qui liquide l'ordre des Templiers au terme du premier procès stalinien de l'Histoire, envoie ses sbires bousculer le vieux pape Boniface VIII, déplace la papauté à Avignon : bref, il fait ce qu'il veut.
Ou presque. Car la papauté reste une puissance politique, même si elle n'a pas de divisions. A partir du XVe siècle, la cause est entendue. La Réforme brise l'unité de l'Eglise, mais elle ne brise pas l'unité de la civilisation européenne, elle arrive trop tard pour cela. La Réforme s'implante avec succès ici, elle échoue là, selon un schéma où la volonté royale compte davantage que de prétendues particularités nationales. Pour dire les choses simplement, elle échoue en France, où elle aurait pu gagner, et s'empare de l'Angleterre, où elle aurait pu ne pas gagner. Quoi qu'il en soit, à partir de ce moment-là, ce n'est plus parce qu'on partage la même foi chrétienne qu'on est européen. Et c'est ainsi qu'Europe remplace chrétienté.
Mais en quoi les valeurs, les références, les mythes qui unissent les Européens sont-ils essentiellement chrétiens ? Pour Paul Veyne, avec qui vous avez débattu à Blois, l'Europe se définit par sa capacité d'autocritique, de doute. Aussi est-il finalement sceptique sur les « racines chrétiennes »...
Mais le doute et l'autocritique sont déjà dans le christianisme ! De ce point de vue, les écrits des humanistes chrétiens des XVe et XVIe siècles sont extraordinaires. Dans un texte célèbre, Laurent Valla affirme en des termes incroyablement durs que la donation de Constantin, mythe selon lequel le premier empereur chrétien aurait donné à l'Eglise la partie occidentale de l'empire, est un pur mensonge. L'anticléricalisme chrétien est une très vieille tradition dans l'Eglise. L'esprit critique est déjà là, de même que la curiosité intellectuelle et la soif de conquête. Sans ces traits de caractère, l'Europe n'est rien d'autre qu'un « petit cap d'Asie », selon l'expression de Valéry. Les Chinois inventent la boussole et la poudre de canon, mais ce sont les Européens qui explorent le monde, pour le découvrir, pour le conquérir et pour l'asservir. Après la chute de l'Empire romain, l'Europe est une civilisation en recul qui ne sait plus lire ni écrire, dépassée par la Chine et par l'Islam. A partir du XVe siècle, avec les grandes découvertes et la constitution des grands empires coloniaux, elle s'empare du monde de façon définitive. On n'échappera plus à son emprise intellectuelle, au point que, lorsque les peuples colonisés se retourneront contre elle, ils le feront avec ses outils technologiques et conceptuels.
Cette Europe chrétienne invente la démocratie et les droits de l'homme, qui s'opposent frontalement à l'idée de distinction, de séparation, de frontières. Donc, l'Europe invente ce qui sert à nier son existence comme espace distinct du reste du monde.
Par définition, l'idéologie des droits de l'homme est universaliste et il est bon qu'elle le soit. Mais, en effet, elle ne permet en rien d'établir des distinctions et de tracer des frontières. Si l'Europe ne se définit que par les droits de l'homme, elle n'existe pas. Car il n'y a pas d'existence sans territoire. Et l'un des drames de l'Europe est précisément qu'elle ne sait pas se donner des frontières physiques, car elle est incapable de se donner des frontières mentales. Elle ne sait pas définir un « eux » et un « nous ». Cette frontière entre « eux » et « nous » n'est pas forcément hostile, ni imperméable, elle peut, elle doit, être amicale et poreuse ; mais pour être amicale et poreuse, il faut d'abord qu'elle existe.
Bref, pour vous, rien ne se passe comme il l'aurait fallu ?
C'est un immense gâchis. Les peuples ne peuvent pas se reconnaître dans cette fuite en avant. Il est légitime que les Polonais, les Bosniaques, les Albanais entrent dans l'Europe. Dire que l'Europe a des racines chrétiennes ne signifie pas qu'elle doit rester chrétienne jusqu'à la fin des temps. Mais le socle doit être puissant pour pouvoir supporter le choc des ajouts. Or l'élargissement a été mené sous la pression morale et politique des nouveaux arrivants avant que l'approfondissement soit complet. Il aurait fallu se doter de règles du jeu claires avant d'intégrer les autres. Dans ces conditions, on comprend que la question turque génère une forme d'angoisse collective. Que sommes-nous ? Voilà la question que se posent les Européens, question à laquelle leurs dirigeants n'apportent aucune réponse.
Peut-être faut-il aussi attribuer ce gâchis à l'idéologie postnationale et posthistorique qui est à l'oeuvre dans toutes les élites européennes. Le passé comme la nation sont des objets de détestation. Vous aviez d'ailleurs noté dans un article du Débat que cette idéologie explique qu'on ait du mal à comprendre Israël et le sionisme.
En réalité, cette idéologie est très prégnante dans la gauche israélienne. Partout, on a assisté à l'abdication des esprits de progrès, de la gauche libérale, du « Parti du mouvement », qui a bradé les symboles nationaux et en a fait l'apanage de la droite. Cette nouvelle trahison des clercs est catastrophique : si l'Europe est un moyen de brader le passé national, c'est une catastrophe. Mais, je le répète, si le passé national se réduit à Verdun et Auschwitz, qui voudrait se lester de tels monstres ?
L'Europe doit être une alliance de nations fortes et fières d'elles-mêmes, précisément pour que ni Verdun ni Auschwitz ne soient à nouveau possibles. Mais, en même temps, il faut dépasser le cadre non pas national, mais purement étatique.
Cette détestation du passé englobe aussi le passé grec de l'Europe. Les rédacteurs du traité ont refusé de faire figurer en exergue une définition de la démocratie extraite de l'oraison funèbre prononcée par Périclès pour les soldats morts dans la première année de la guerre du Péloponnèse - rapportée par Thucydide - sous prétexte que la démocratie grecque était imparfaite et que les femmes n'y votaient point.
On peut encore vaguement comprendre la difficulté de l'Europe laïque à assumer son passé chrétien, mais ne pas oser rappeler que la démocratie a des racines grecques est carrément grotesque ! C'est ce qu'Alain Finkielkraut appelle « l'ingratitude ». Du passé faisons table rase. Seulement, si nous ne venons de nulle part, nous n'allons nulle part.
Cela dit, la religion reste le sujet le plus tabou en Europe. Les vicissitudes de votre projet de grande exposition sur l'expérience religieuse en témoignent.
Il y a une conviction bien ancrée dans les esprits, c'est que la religion est un facteur de division, de haine. Donc, moins on en parle, mieux c'est. Attention, s'il fallait choisir un facteur parmi tous ceux qui ont permis l'extraordinaire aventure de l'Occident, je choisirais la laïcité - qui aurait été impossible sans la distinction primordiale des deux épées. N'oubliez pas que « laïque » et « séculier » sont des mots d'Eglise. Ce n'est donc pas la laïcité qui est en cause, mais une certaine conception française de la laïcité qui prétend non seulement séparer l'Eglise de l'Etat, mais aussi le citoyen de toute connaissance de la religion. Dans les pays protestants, là où la Réforme a gagné la partie, la religion était du côté de la révolution libérale. En Angleterre, la Révolution s'est faite la Bible à la main. La devise de la Révolution glorieuse en 1688 était « Pro religione protestante, pro libero parlamento » (Pour la religion protestante, pour un parlement libre). En France, où la Réforme a échoué, l'Eglise, raidie par trois siècles de combat, a été d'emblée réactionnaire - au sens premier du terme. En pleines Lumières, on supplicie le chevalier de la Barre parce qu'il ne s'est pas découvert devant une procession. C'est cette attitude qui vaut à l'Eglise l'hostilité des philosophes. La Révolution n'était pas spécialement anti-catholique au départ, elle le devient chemin faisant et complète l'oeuvre de l'Etat royal en s'emparant, mieux que celui-ci n'a jamais pu le faire, de l'Eglise : cela ne pouvait que mal se passer. Le résultat, c'est que la laïcité française, beaucoup plus radicale qu'ailleurs, interdit tout dialogue. Il s'agit donc de l'aménager pour permettre non pas l'adhésion mais la connaissance. Vous savez, il est plus facile d'enseigner la Réforme luthérienne à Tel-Aviv qu'à Paris ; là-bas, ils connaissent la Bible... Je le sais, j'en ai fait l'expérience. | |
| | | Ferrier Administrateur
Nombre de messages : 18530 Localisation : Europe-Nation
| Sujet: Re: Elie Barnavi sur l'Europe Mer 1 Mar - 14:02 | |
| - Citation :
- Si les questions religieuses sont aussi sensibles, c'est parce qu'on
ne sait pas quoi faire face à l'islam, qui est aujourd'hui la religion de millions d'Européens, non ?
Oui, bien sûr, d'autant que l'islam qui fait parler de lui est surtout sa version intégriste, violente et haineuse. Cela dit, une conception moins rigide, moins « religieuse », de la laïcité permettrait, là encore, d'instaurer un dialogue. Le grand rabbin René Sirat m'a dit un jour que Khaled Kelkal n'aurait jamais basculé dans le terrorisme s'il avait bénéficié d'un enseignement éclairé de la religion islamique. Il avait peut-être raison. N'exagérons tout de même pas la peur que les Français auraient de l'islam. Selon un sondage récent, 64 % d'entre eux ont une opinion favorable de l'islam. Je suis persuadé que ce n'est pas parce que les Turcs sont musulmans que leur éventuelle entrée est ressentie comme une menace. C'est une question de valeurs fondamentales plutôt que de religion : après tout, nous parlons d'un pays où l'épouse du Premier ministre est voilée et ne se montre pas en public. Ce n'est pas vraiment l'esprit de l'Europe, ça. | |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Elie Barnavi sur l'Europe Mer 1 Mar - 14:04 | |
| - Citation :
- Cette détestation du passé englobe aussi le passé grec de l'Europe. Les rédacteurs du traité ont refusé de faire figurer en exergue une
définition de la démocratie extraite de l'oraison funèbre prononcée par Périclès pour les soldats morts dans la première année de la guerre du Péloponnèse - rapportée par Thucydide - sous prétexte que la démocratie grecque était imparfaite et que les femmes n'y votaient point.
Héritage païen et chrétien, aristocratie et trifonctionalité, c'est bien de l'europe dont il est question. Notre mouvement est justement issue de cette base Grecque mais modernisée. Nous sommes les seuls vrais européens! |
| | | olivier carbone Consul
Nombre de messages : 3913
| Sujet: Re: Elie Barnavi sur l'Europe Mer 1 Mar - 14:07 | |
| - Citation :
On n'a pas envie de coucher avec cette Europe-là. Or, c'est pour moi une évidence d'historien : l'Europe est divisée en cultures, en langues, mais repose sur un substrat de civilisation commun qu'on ne trouve pas ailleurs.
C'est bien la preuve qu'il faut penser autre chose. Auschwitz ne doit pas disparaître de la mémoire collective des Européens, mais le passé de l'Europe ne se résume pas à Auschwitz. Il faudrait que les Européens regardent leur civilisation avec les yeux d'un étranger. Quand on regarde le passé de ce continent, on ne peut pas ne pas voir qu'il y a eu constitution par strates successives d'une civilisation partagée. Paul Valadier, l'ancien directeur de la revue Etudes, l'a fort bien expliqué à Blois : l'Europe est le fruit d'un double souvenir, celui de l'Empire romain et celui de la chrétienté. Il parle bien, Bravo !! - Ferrier a écrit:
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- Citation :
- Le grand rabbin René Sirat m'a dit un jour que Khaled Kelkal n'aurait jamais basculé dans le terrorisme s'il avait bénéficié d'un enseignement éclairé de la religion islamique.
Oui, mais voilà, dans l'histoire on ne revient jamais en arrière !! Et le prix total s'annonce lourd pour notre Europe, si rien n'est fait ! | |
| | | solo Invité
| Sujet: Re: Elie Barnavi sur l'Europe Mer 1 Mar - 14:45 | |
| Socle unitaire Chrétien ayant repris les principes des philosophes Grecs (et l'esprit culturel Greco-Romain en théologie) , dynamisé par les "invasions germaniques" et la culture qu'ils véhiculaient, mélangé à la vision slave du monde à l'Est, voilà le socle commun de l'Europe. Dommage que l'auteur oublie les slaves et germains, mais c'est un bon texte, raisonnable, bien plus même que le point de vue de certains Euro-Paiens à propos de l'héritage commun des Européens. |
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