Rome, du libéralisme au socialisme (P. Fabry)
Une certaine mode, dans les milieux conservateurs, consiste à renvoyer dos à dos socialisme et libéralisme, sous le prétexte qu'ils auraient la même racine horriblement individualiste et matérialiste. Puis à insister plus lourdement contre le libéralisme que contre le socialisme. Des exemples très connus de cette tendance sont Eric Zemmour, Natacha Polony et, à peu près l'ensemble de nos politiciens, dont Marine Le Pen. Les gens qui tiennent ce raisonnement sont en général brillants. Je suis désolé, je n'accroche pas. Ca vole trop haut pour moi. Il y a trop d'idées et pas assez de glèbe. Ca doit être mon coté ingénieur, il me faut des trucs qu'on puisse taper avec un marteau.
Ce que je vois, c'est qu'il y a eu en Europe de l'ouest des pratiques très anciennes de liberté personnelle et qu'on ne s'en portait pas plus mal. Bien sûr, cela ne s'appelait pas encore libéralisme. Mais il ne faut pas nous prendre pour des couillons et jouer sur les mots : il y a dans la culture occidentale un fond d'individualisme, qui resurgit de siècle en siècle. Tous ces gens qui se disent conservateurs détestant le libéralisme et qui se complaisent dans l'abstraction comme le premier théoricien marxiste venu me font bien marrer. Je préfère de très loin un Burke, qui arrive à être libéral au nom de la conservation de la tradition, cela me paraît bien plus subtil. Les théoriciens le taxent d'incohérence, je pense que la réalité d'une société est plus complexe que ce que les théoriciens, avec leur grosse logique et leurs gros sabots, peuvent comprendre. J'ai un faible pour les expérimentateurs face aux théoriciens : je préfère Curie à Einstein. Ce long préliminaire achevé, passons au sujet de ce billet.
Fabry remet au goût du jour la thèse, un peu oubliée, de Montesquieu :
la grandeur des Romains vient de leur liberté et leur décadence de la perte de celle-ci. Fabry n'hésite pas à employer les mots de libéralisme, de capitalisme de connivence et de socialisme. Il a conscience de leur part d'anachronisme et se livre à un jeu des différences. Ces allers-retours entre passé et présent sont intéressants. Pour Fabry, Rome a grandi comme les Etats-Unis du XIXème siècle et a péri comme l'URSS du XXème. Il fait remarquer que les épreuves subies par Rome en son enfance n'étaient pas moins terribles que celles qui ont entraîné sa chute. Dans un cas, elles furent surmontées, pas dans l'autre. Pourquoi ? Les Romains avaient changé.
A la naissance de la république romaine, le libéralisme juridique a motivé les citoyens pendant leurs guerres défensives. C'est ainsi qu'Hannibal croyait que Rome s'écroulerait dès son entrée en Italie, mais les alliés de Rome préféraient le joug romain relativement libéral au joug carthaginois. C'est ainsi qu'Hannibal se piégea lui-même en Italie en s'enfonçant toujours plus avant sans obtenir les ralliements qu'il espérait. Foin des trop fameux délices de Capoue. On ne saurait trop insister sur la forte motivation de citoyens éduqués à vivre libres pour défendre leur liberté.
Malheureusement, l'élan romain, par inertie, passa des guerres défensives aux guerres de conquête, qui enrichirent Rome de manière phénoménale, les possessions de Rome doublant à chaque siècle jusqu'à l'Empire. Mais cette richesse était collective, il fallait donc la partager. C'est ainsi que se mit en place le socialisme par le haut, le capitalisme de connivence. Un transfert de richesses à la socialiste caviar, pas du haut vers le bas, mais du bas vers le haut. Le mécanisme est toujours le même : les pertes sont collectivisées, prises en charge par l'Etat (en l'occurrence, le coût des guerres de conquête) mais les profits sont privatisés, les biens en cour se partagent les butins. Dans ce butin, des esclaves bon marché : un Romain (dont le nom m'échappe) est devenu le Bill Gates de l'esclavage. Il a créé des écoles pour esclaves de façon à en faire augmenter la valeur.
Les petits paysans libres romains, équivalent de notre classe moyenne, furent laminés par la concurrence des grandes exploitations avec leurs esclaves acquis à bon marché. Evidemment, ce chômage de masse de citoyens romains, fruit vénéneux du capitalisme de connivence, crée une demande pour l'assistance de la collectivité. Les chômeurs furent réduits à dépendre de l'Etat et avilis, d'où panem et circenses. C'est le socialisme par le bas.
Ensuite, chaque avancée du socialisme par le haut est compensée par une concession au socialisme par le bas, et vice-versa. Le cercle vicieux de
l'étatisation de la société est en place. Les textes fondateurs peuvent bien demeurer identiques (Auguste a conservé le Sénat) la pratique a changé du tout au tout (voir Minogue). Ainsi, Auguste ne touche pas aux textes définissant la puissance consulaire et la puissance tribunitienne. Il se contente de les réunir en sa personne. Mais comme l'une était conçue pour faire contrepoids à l'autre, son action les vide de leur raison d'être. Les conservateurs qui, comme par hasard, sont libéraux puisqu'ils veulent la restauration des libertés antiques, sont broyés par la conjonction des deux socialismes. Caton d'Utique se suicide. Alors que la république était plus que légère en fonctionnaires, elle était minarchiste (1), l'empire crée une bureaucratie qui lui assure une clientèle de demi-intellectuels gratte-papiers indéboulonnables. Toute ressemblance avec la situation actuelle n'est pas fortuite.
Plus intéressant encore. Certains attribuent la chute de l'empire romain au
moindre progrès technique. Or, on a un cas documenté où l'empereur a refusé une innovation amenant un gain de productivité pour ne pas mettre des gens au chômage. Il y a là une piste de recherches : jusqu'à quel point le ralentissement du progrès technique ne serait-il pas volontaire ? Je connais un certain ministre socialiste français qui a dit il y a quelques mois préférer l'innovation lente. Et je connais un président radical-socialiste qui a constitutionnalisé la peur de l'innovation.
Ensuite ? L'Etat ayant mangé la société, c'est la guerre civile pour conquérir le sommet de l'Etat, dont tout dépend. De plus en plus, les citoyens deviennent des objets, comme dans toute bonne société socialiste qui se respecte. L'édit de Caracalla qui fait de tous les hommes libres de l'empire des citoyens romains les transforme par la même occasion en contribuables. Puis se mettent en place des juridictions arbitraires, où le célèbre droit romain est complètement vidé de sa substance. L'arbitraire collectiviste n'est plus borné par les droits individuels. L'Etat de droit se transforme en droit de l'Etat : tout ce que l'Etat juge souhaitable devient aussitôt légal (si cela vous rappelle des déclarations de nos socialistes contemporains, c'est pure coïncidence ... comme de bien entendu). Les conquêtes permettant de financer le socialisme ne sont plus possibles, faute de victimes potentielles. Après que Trajan s'est emparé des mines de Dacie, il n'y a plus rien d'intéressant à conquérir : l'Ecosse ? Le Sahara ? Le socialisme vit de l'argent des autres, il s'arrête quand les autres n'ont plus d'argent (M. Thatcher). La vitalité romaine faiblit.
Fabry a des mots frappants d'actualité à propos du redécoupage technocratique de l'empire ne tenant aucun compte de l'histoire et des populations. Remarquons qu'Hitler, avec ses Gau (d'où les Gaulaiter) s'est livré au même exercice. Le coût exorbitant du socialisme étant ce qu'il est, l'armée croît car tout totalitarisme est militariste mais on fait une armée au rabais en y incorporant des immigrés de fraiche date.
Mais la raison principale de la chute de Rome (on estime que les Goths n'étaient pas 200 000, femmes, enfants et vieillards compris) est le
manque de motivation pour la défense. Entre des barbares et une Rome oppressive et tyrannique, l'écart n'était pas si grand qu'il faille en mourir. Les Goths étaient autrement moins menaçants qu'Hannibal, ce sont les Romains qui ne voulaient plus se défendre.
Dans ces conditions, pourquoi a-t-il alors fallu quatre cents ans pour que l'empire finisse par s'écrouler ? Le problème, c'est que l'empire se raccroche jusqu'au dernier moment, pressurant, imposant, entrainant le reste du monde dans sa chute. C'est la thèse que je soutiens depuis le début de notre crise : les Etats sont des monstres froids qui ne reculent devant aucune malhonnêteté, aucun crime, aucune saloperie, pour assurer leur survie. C'est un premier facteur de prolongement des souffrances. Le deuxième, c'est le temps pour que se diffuse le socialisme clientéliste dans tout l'empire. Il est resté longtemps cantonné à l'Italie qui vivait des impôts récoltés sur les provinces plus libérales. Une fois le poison socialiste bien diffusé, quelques décennies ont été nécessaires pour qu'il sape la base de l'altruisme, l'opinio necessitatis, l'idée qu'on fait quelque chose parce que cela se fait. A partir du moment où on commence à poser des questions «Ca ne me rapporte pas, je ne vois pas pourquoi je le ferai», tout fout le camp.
Ensuite ? Après la chute ? Comme pour l'URSS, les anciens apparatchiks se partagent les dépouilles et rétablissent des pouvoirs locaux autour de relations de fidélité, elles aussi locales, c'est la féodalité. Fabry décrit un mécanisme qu'il soupçonne universel : libéralisme, plus grand dynamisme, conquêtes, butin à partager, capitalisme de connivence, socialisme, chute. La seule limitation est géographique : quand la conquête n'est pas possible, comme dans le cas suisse, ce mécanisme infernale ne s'enclenche pas.
Un phénomène dont Fabry ne parle pas mais qui est sous-entendu lors du passage de la république à l'empire : l'effet de taille, bien décrit par Taleb. Un grand pays n'est pas un petit pays en plus grand. Les Etats-Unis ne sont pas la Suisse en plus grand. Du fait de l'éloignement du pouvoir, de l'éloignement des citoyens entre eux, de l'excès de moyens, de la mégalomanie de diriger un si grand pays, il peut s'y passer des folies impossibles dans un pays plus petit, folies comme le socialisme.
Fabry pense que ce mécanisme est entré, aux Etats Unis,
dans sa phase «capitalisme de connivence et renforcement symétrique du socialisme d'en bas». La prochaine étape est la tyrannie au nom de «l'Etat américain a tous les droits». L'affaire BNP peut être vue comme un symptôme inquiétant. Fabry trace un parallèle impressionnant entre l'histoire de Rome et celle des Etats-Unis. Toute la question est de savoir si le mécanisme romain est inévitable. Je trouve ce parti-pris d'anachronisme assumé courageux car il permet d'éveiller des réflexions passionnantes. En 150 pages, il dit plus que beaucoup en des tomes entiers.
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(1) : la jeune Rome était ce que nous appellerions minarchiste. Il n'y avait pas d'impôts permanents (!!!), ceux-ci étaient levés uniquement en cas de guerre. Les quelques fonctionnaires étaient payés par des péages et des taxes. On estime que l'équivalent de nos policiers étaient ... une vingtaine.
(2) : c'est ainsi que nous croyons vivre en Vème république, mais ce n'est en plus vrai, en réalité.
Publié par fboizard à mercredi, juin 11, 2014
Source: http://fboizard.blogspot.fr/2014/06/rome-du-liberalisme-au-socialisme-p.html