Une particularité spécifique de la religion grecque, c’est que certaines divinités d’origine indo-européenne apparaissent sous les traits de plusieurs divinités grecques, aux fonctions proches ou analogues. C’est notamment le cas des divinités astrales. Une autre particularité c’est le fait que les dieux et les titans correspondent de manière très proche, à savoir que Cronos représente un autre Zeus, que Rhéa représente une autre Héra, qu’Hypérion correspond à Apollon, que Theia correspond à Artémis, que Japet correspond à Arès, qu’Océanos correspond à Poséidon, et qu’enfin Prométhée, fils de Japet, correspond dans les grands traits à Héphaistos, comme lui dieu du feu.
Nous avons ainsi différentes paires de divinités ainsi dédoublées. Le premier nom est l’originel, et le second est généralement une ancienne épiclèse du premier, désignant désormais une nouvelle divinité. Nous avons ainsi Pan et Hermês, Arês et Hêraklês, Eôs et Aphrodite (ou Athêna), Gaia et Dêmêtêr, Hêphaistos et Prométhée, Hêlios et Apollon, et enfin Selênê et Artémis.
Pan est l’héritier linguistique du dieu indo-européen *Pauson, qu’on retrouve aussi sous les traits de l’indien Pusan. *Pauson était le dieu de l’élevage, des chemins, englobant les voies commerciales, mais aussi de la connaissance et de la sagesse ; il s’agissait d’un dieu cornu que l’on retrouve sous les traits du dieu slave Volos et du dieu celte Cernunnos. Pan n’est plus que dieu de l’élevage, alors qu’Hermês, présenté comme son père dans la mythologie grecque, est le dieu des chemins et aussi le dieu de la sagesse et du commerce.
Arês est le dieu grec de la guerre ; il est ainsi le descendant du dieu indo-européen de l’orage et de la guerre, *Maworts. Cependant, il est privé de la fonction orageuse, puisque Zeus est devenu le maître de la foudre, et la dimension héroïque du dieu guerrier, incarnée par son attribut, un marteau ou une massue, est désormais l’apanage du héros Hêraklês, dont le nom signifie « gloire d’Hêra ». On n’oubliera pas qu’Hêra est la mère d’Arês dans la mythologie grecque, et ce nom énigmatique du héros s’apparente de toutes évidences à une épiclèse propre à Arês.
Pour les divinités du soleil et de la lune, la confusion est plus évidente encore, puisque Hêlios et Apollon sont tous les deux cochers du char du soleil, et que la déesse de la lune (Selênê/Mênê) a un rôle extrêmement effacé, remplacée par une déesse-ourse de la chasse, Artémis provenant de l’indo-européen *arktos, « l’ours ». En ce sens, Hêlios et Apollon apparaissent à certains égards comme une seule et même divinité, alors que d’autres poètes les distinguent clairement.
Dans le cas de Gaia et de Dêmêtêr, de forme originelle Dêô Matêr, la situation est encore plus étrange, puisque les deux noms viennent du nom indo-européen de la terre, *Dhghom, et désignent donc une seule et même déesse, la Terre-Mère. Le couple ciel-terre est ainsi doublement incarné, d’abord par le couple Ouranos-Gaia, et ensuite par le couple Zeus-Dêmêtêr, bien que Zeus soit généralement présenté comme l’époux de la déesse Hêra, peut-être un autre nom de la terre. La distinction faite par les mythographes est de considérer que Gaia est la Terre comme astre, alors que Dêmêtêr serait la déesse de la terre cultivée, de l’agriculture et du blé en particulier. Elle correspond certes à la Sito Potnija, « maîtresse du blé », retrouvé à l’époque mycénienne.
Pour Hêphaistos et Prométhée, le nom originel du dieu semble perdu mais s’il est possible de penser que le Zeus Welchanos crétois correspond en fait au dieu indo-européen du feu, *Wlkanos. Le dieu du feu indien Agni est qualifié de Pramantha, c'est-à-dire « celui qui voit en avant », et Hêphaistos est clairement le dieu du feu grec. Aussi doit-on là encore considérer Hêphaistos et Prométhée comme originellement un seul et même dieu.
Reste enfin le cas de la déesse de l’aurore, Eôs en grec, *Ausos en indo-européen, qui à l’époque originelle était à la fois déesse de l’aurore, déesse de l’amour, déesse de la sagesse et déesse de la guerre défensive. L’*Ausos indo-européenne a abouti aussi bien aux Walkyries et aux Zorias slaves qu’à la Venus romaine. Eôs est présentée comme la maîtresse du dieu Arês, de même que l’est aussi Aphrodite, dont le nom signifie « née de l’écume des mers », nom que l’on retrouve sans doute chez les nymphes Apsaras en Inde. L’une comme l’autre sont associées à la couleur rose. Comme la déesse indienne Ushas, fille de Dyaus, Aphrodite est la fille de Zeus par Dionè (version féminine de Zeus, la *Dewni indo-européenne). La dimension guerrière et sage d’*Ausos est représentée par la déesse Athêna, « l’élevée », nom qui rappelle celui de la déesse celte Brighid, que les Romains associèrent à Minerve.
Ce phénomène explique sans doute pourquoi les noms originels des divinités indo-européennes ont été pour l’essentiel perdues, ce qui n’est pas le cas de leurs épiclèses. Le dieu indo-européen de la mer se retrouve sous les traits de Poséidon, « maître des eaux », mais son nom originel, conservé par les Romains (Neptunus), a disparu. Ne sont directement héritières de leur nom originel que les divinités suivantes : Zeus bien sûr, Dêmêtêr (la *Dhghom Mater indo-européenne), Dionê, Eôs, Hêlios, Selênê/Mênê et Pan. A cette liste on peut éventuellement ajouter le vieil Ouranos (correspondant au Varuna indien), le dieu de la tempête Phorcys (= indo-européen *Perkwunos ?) et Eole, avatar du dieu du vent. A l’exception des deux premières divinités citées, prépondérantes, les autres dieux sont tout à fait mineurs dans la religion grecque. Ils le sont parce que concurrencés dans leurs fonctions, et leur symbolisme, par de nouvelles divinités que sont Apollon, Artémis, Hermês, Hêraklês et Aphrodite. Arês est concurrencé sur son terrain par Héraklês et n’incarne plus que la guerre brutale, la dimension héroïque ayant disparu. Hêphaistos, le dieu du feu, comme Arês, conserve une place relativement marginale dans le panthéon olympien, bien éloignée de celle dont il dispose en Inde et en Iran.
Thomas FERRIER