Mais voici le texte capital, que l'on peut tenir pour l'acte de naissance de l'Europe historique et politique : on le trouve dans une suite à la fameuse Chronique d'Isidore de Séville, rédigée un siècle plus tôt. Le continuateur anonyme (Isidor Pacensis, ou Isidore de Badajoz ou de Beja ? on ne sait et on appelle aujourd'hui ce texte la « chronique mozarabe de 754 ») décrit la bataille de Poitiers, gagnée par Charles Martel sur les Arabes en 732. Il a certainement été mêlé de près à l'événement, qu'il rapporte en détail quelques années plus tard, écrivant semble-t-il en Espagne. La bataille, selon lui, dura sept jours, au terme desquels « les Européens » (soldats des contrées diverses allant de l'Aquitaine à la Germanie et formant l'armée du Maire du Palais) virent au petit jour les tentes du camp ennemi :
diluculo proscipiunt Europenses Arabum temtoria ordinata et tabernaculorum ut fuerant castra locata…
Mais les tentes des Arabes sont vides ; les guerriers de Charles Martel, après le pillage, n'ont plus qu'à s'en retourner, joyeux, chacun dans son pays :
Europenses vero… spolias tantum et manubrias decenter divisas in suas leti recipiunt patrias. (1)
Ainsi le terme d'Européens, pour la première fois dans notre ère, désigne une communauté continentale, celle qui englobe dans un même destin de défense contre un même ennemi les peuples vivant au nord des Pyrénées et des Alpes. Il se peut que les historiens qui ramènent la bataille de Poitiers à un « mythe » ou à un « incident sans importance » aient raison sur le plan militaire. Et il semble bien que les Arabes n'aient qu'à peine enregistré la défaite d'Abdarrahmân : selon leurs historiens de l'époque, elle n'aurait marqué que l'issue malheureuse d'une razzia de plus chez les Francs. Le recul de l'Islam à partir de cette date serait dû à une crise intérieure du monde arabe, et surtout à la défaite subie par la flotte musulmane devant Byzance, dès 718 (2). Mais il y a cette chronique de l'anonyme espagnol, il y a ce mot Europenses qui suffit à lui seul pour que Poitiers marque une date décisive dans notre histoire. La preuve est là, qu'au VIIIe siècle, ceux qui défendent ce continent se voient naturellement décrits non comme les défenseurs d'une Romania devenue mythique, ni de l'Occident en général, ni de la Papauté, ni de leur « nation » ou patrie particulière, mais bien comme les membres d'une même famille de peuples.
Denis de Rougemont, Vingt-huit siècles d'Europe, 1961, repris in Ecrits sur l'Europe, volume I (1948-1961), La Différence, 1994, pp. 485-777. Passage pp. 516-517.
1. Monumenta Germaniae Historica, Chronica Minora, AA, XI, 363, 20 et 30
2. Emmanuel Berl, Les Impostures de l'Histoire, Paris, 1959.